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Daoud Aoulad-Syad   داوود  أولاد  السيد

Marocains

Un chasseur d'empreintes

Texte de Abdelkebir Khatibi


Comme vision spectaculaire, le Maroc -ce pays même- à hauteur de l'Atlas chargé de culture antique - pivote autour des plaines et des déserts, et dirais-je autour de la mer.
Cristal solaire où le photographe marche, circule, se perd dans un dédale d'images, de plus en plus capté  par l'aura de son appareil et celle, improbable, qui lui fait signe : devant, derrière, en face-à-face, aux quatre points cardinaux.

Armer, désarmer par la force du regard: cette phrase, j'aimerais d'abord la glisser, défiler en vitesse, comme lorsqu'on roule vite en voiture, on voit disparaitre, au coin du rétroviseur, une procession instantanée de paysages et de scènes, sinon parfois, tout un pays.
Or, chaque pays a plusieurs entrées et sorties plastiques, c'est à dire un ensemble de résistances, qu'il oppose au regard, mais aussi des lois d'hospitalité qu'il offre ou lui dissimule.

Un livre d'art, comme celui-ci, est lui même une entrée dans ce pays. Il a un cadre, une scénographie, une répartition particulière du clair et de l'obscur. Aussi propose-t-il, à sa manière, un récit, celui d'une mémoire oculaire parsemée d'incidents, de marques, d'empreintes. Variations d'un récit qu'on suivrait à la trace (à la loupe) dans le geste du photographe, dans sa touche, dans sa rêverie active et sa manière d'enchâsser les différents chemins de cette mémoire.

Enchâssement qui se tresse en un rythme, un espace, un voile mural, là où je m'arrête devant telle figure, telle scène ou tel détail surprenant, illustrer un pays, c'est lui donner l'effet d'une force solaire qu'il nous a éternellement donnée. Force que l'art photographique filtre, ponctue, réhabilite en quelque sorte. Aucun soleil ne nous est offert sans griffure dans le regard: y aurait-il donc un soleil "artificiel" au coeur de notre désir? Soleil Amoureux : je trouve assez inoubliable cette belle femme berbère dont le regard semble percer la voilette, comme si la cérémonie fériale était suspendue dans le déclic de l'appareil.

Illustrer : donner de la lumière, la répartir entre la vision et le rythme. Et l'illustration abstraite de Daoud ne relève pas de l'orientalisme photographique, mais d'un arpenteur de mémoire vivante, celle d'un pays et de ses signes. N'oublions pas cette concordance : inventée durant le premier tiers du siècle dernier, la photographie a accompagné l'expansion de la colonisation de manière qu'on ne sache laquelle est l'ombre portée sur l'autre. L'orientalisme photographique est le nom de cette rencontre entre le regard sur soi et celui, exotique, sur l'autre. Il faudra en faire un jour l'historique, sans complaisance, ni ressentiment. Pour le moment, regardons ce qui en reste et ce qui est au-delà.

Se mettant en scène dans un spectacle où, devenant irradié devant ses propres yeux, le photographe donne ses mains à la magie blanche et noire: magie, à dire vrai, technique, répartie dans l'ivresse de l'esprit et sa puissance d'encadrer, de mémoriser, d'enchâsser, de tisser sur les rayons lumineux, un récit dont il est plutôt le personnage. Je vois aussi ce personnage parcourir un labyrinthe, s'arrêter au coin d'une rue, jouir devant des portes battantes en pleine nuit : nuit "portative" redistribuant du noir sur le khôl de ces yeux ou l'éclat de ces sourires ou bien encore illuminer cette détresse, ces mains, ces corps groupés dans un jeu, celui de l'attente, le jour et la nuit : ici la montagne, là-bas la plaine, et plus loin que tout océan, que tout cliché ou métaphore aquatique, cet horizon, ce voile mural devant lequel le photographe, transfiguré, se détache de son image dans la main d'un scribe emblématique. Effigie mobile, de feuillet en feuillet.

Daoud est un chasseur d'empreintes. Peut être lui arrive-t-il d'improviser sur un pas de jazz. En tous cas, je vois ce que je vois, parfois par dessus son épaule. Est-il captivé par une sorte d'imagerie populaire ? J'en repère un code dans toutes ces inscriptions murales, ces miniatures naïves, ces jeux de cartes et de voyance. Que cherche t-il sinon, dans le plaisir et à son corps défendant, à fixer ces instants, à les stocker dans une mémoire technique, la sienne !

L'art photographique permet de brancher la technique sur la mémoire. Opération de très grande importance pour les cultures orales. Trace visuelle, la photographie peut aussi bien protéger ces cultures contre la destruction de leur mémoire que contribuer à l'effacer, à l'affaiblir dans une représentation folklorique.

Daoud est un chasseur d'empreintes, ai-je dit. Et moi même, qui vous parle maintenant, je me surprends en train de regarder cet homme inquiet (page 14) et dont l'esprit semble être envouté par plusieurs soucis, dans un instant si intense qu'il délègue la sauvagerie de la vie qui le tourmente au naïf rugissement du lion, et le malheur du jour à la boite à merveilles. Boîte qui gobe de l'argent et donne du papier. Papier contre papier ; douteuse opération pour celui qui n'a ni l'un ni l'autre !
Cette épaisseur du vécu (parfois si fragile, si tendre) est illustrée (pourquoi ne pas le dire et l'écrire !) par une série de micro-récits, de saynètes, parfois bucoliques, sinon bibliques (pourquoi pas!), alors que l'appareil photographique, armé et désarmé devant la vie et la mort, est toujours sensible à quelque part, pour sa propre image ? Et pour le pays qu'on met en scène ? La photographie -la belle et la bonne s'entend- est superbement exigeante ; elle a aussi son éthique, une loyauté du regard devant cette fragilité de l'être.
Une chose me frappe dans ces photos : aussi bien la joie de vivre que la détresse sont relayées par le déclic, à un jeu au second degré. Par exemple, je suis sensible à ce musicien aveugle, à cet enfant au cerceau, ou bien à cet enfant à moitié caché derrière l'arbre, un peu comme le photographe l'est derrière son appareil. Symétrie où chacun joue à cache-cache.
La photographie obéit à des rites de passage : d'abord et surtout ceux du savoir-faire technique, ensuite ceux de la mémoire oculaire. Mais on doit nettoyer le regard pour que l'impression première soit trace du corps et de son rythme. Sans le rythme, toute photographie perd l'éclat de son âme, son énergie émotive. C'est comme si le photographe était habité, sinon hanté, par une sorte de dictionnaire iconographique qu'il se doit d'animer  par une vision chargée de pulsion vitale.

Imaginez trois personnages devant vous qui êtes photographe. Chacun pose de son côté. Trois poses plus le déclic, cela donne une idée de la solitude de l'artiste. Mais le photographe, on le sait, n'en fait qu'à ses yeux. Mais où est la tête ? La tête ou plutôt son esprit est sous l'effet de la surprise. Le photographe intercepte les signes de la réalité, ses empreintes et ses noeuds au coeur de notre imagination. C'est donc à un saisissement qu'il se consacre : le sien, celui des autres, proches et lointains, voyageurs ou dragueurs d'images.
Saisissement qui se met en mouvement d'une image à l'autre, d'une série à l'autre. Hors le rythme, ce saisissement est incorporel; il est comme une force de vie effacée par le geste du déclic.
Si la fonction esthétique et éthique de la photographie est de solliciter l'image de l'autre, on conclurait que cet ouvrage en est la raison d'être, ouvert devant vous et pourtant secret.
 

Abdelkebir Khatibi

 

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